La vision obsetionnelle de ce couple la poursuit partout malgré elle. Le chambardement qu’il lui provoque, la panique qui la prend la torture lorsqu’elle y pense sont tout à fait irrationnels.
Ces rencontres avec ce couple dans une grande surface est la trame de son existence pense t- elle, elle le sent. Pour se changer les idées elle fait quelques courses dans les petits commerces en bas de sa résidence ; le patron est charmant, sympathique, elle bavarde avec, flirte un peu aussi. .
Munie de son calepin, de son sac à dos elle tourne dans sa pièce à la recherche de ses clefs de voiture, après avoir tout déranger en maugréant les trouve enfin. Voiture parquée, claquement de portière, démarche assurée, Christie se dirige vers l’entrée principale Un coup d’œil à sa montre lui montre qu’elle a du temps devant elle. Assise sur un banc dans l’allée principale Christie munie de sa pointe bic et de son carnet travaille. Elle gratte sa feuille nerveusement sans voir la pâtisserie en face, les pains dorés de toutes les formes qu’elle aime tant regarder d’habitude. Elle est insensible à l’odeur du café à tout ce qu’offre le magasin. Les gens passent, rapides, nerveux, nonchalants, préoccupés ils poussent leurs chariots, s’arrêtent devant les commerces, grignotent des gourmandises. ; des éclats de rire, des éclats de voix, des démarches assurées, des bruits de pas... L’agitation lui convient. Les mots se posent les uns après les autres, de temps en temps elle lève la tête pour regarder autour d’elle, tonifiée par l’énergie qu’elle puise dans la grande surface. Un coup d’œil sur sa montre : il faut partir. Elle range rapidement son stylo, son carnet. Elle ne peut résister d’appeler Tony.:
- Allo ! Tony ? Ca va ?
- Ca va, toi ?
- Je suis tourmentée en ce moment : je ne t’embête pas ?
- Ou es tu ?
- Dans la grande surface : je fais mes courses. Je t’appelle pour te dire que je t’aime, entendre ta voix. Tony pourquoi ce ton bourru ! Je te connais trop pour savoir que ce n’est pas toi. Ah… ! Voilà…! Tu me manques Tony. Mille bisous, à bientôt.
Revigorée par son appel avec légèreté elle se faufile entre les rayons pour aller à sa caisse 17. Son couple est présent : comment le voir et l’observer sans être vu : c’est pratiquement impossible. Cette séduction, cette relation amoureuse qu’elle a avec lui depuis plusieurs semaines ne diminue pas, elle s’en rend compte car elle est toujours en quête de son attrait.
Curieuse de savoir où va mener cette histoire elle regarde autour : en toile de fond les autres où l’acteur principal serait le couple de la grande surface.
Peut être vont ils se décourager tous les trois pense Christie.
Chaque fois ils se regardent, s’observent : est-ce un jeu où l’on attendrait malicieusement lequel cédera le premier. Chaque fois il y a un effet de surprise, d’étonnement, d’interrogation. Christie est attirée indiscutablement et la question lancinante, éprouvante se répète : mais pourquoi ? Pourquoi ? Elle fouille dans sa mémoire : rien de semblable lui est arrivé.
Immobiles dans la file d’attente Marie et Théo patiemment attendent leur tour, fragiles au milieu de cet enchevêtrement de caddy leurs yeux furètent, cherchent, leurs épaules se tassent.
Christie tête inclinée pour mieux capter, mieux comprendre cette quête qui la pousse vers ce couple jette un dernier coup d’œil, rebrousse chemin en direction de son banc près de la librairie. Préoccupée par ses pensées elle ne cherche pas à profiter du spectacle des rayons qu’elle aime tant regarder d’ordinaire : les rayons ménagers, les téléviseurs, les dernières nouveautés. Aujourd’hui son idée est d’aller s’asseoir sur son petit banc, inquiète de ne pas trouver sa place habituelle elle accélère le pas, bousculée par un caddy la douleur insoutenable lui fait pousser un cri le monsieur fautif troublé se confond en excuses. Les larmes aux yeux elle frotte énergiquement sa cheville.
- J’aimerais tant faire quelque chose pour vous ! Je suis vraiment désolé, Oh ! excusez moi, je suis malheureux, puis-je vous aider ? Excusez-moi.
- Ne vous inquiétez pas, ça va aller. en boitant tant bien que mal elle va à son banc occupé par une dame.
- S’il vous plait ?
Hébétée, vidée. Le sourire de sa voisine la réconforte. Que ça fait mal un caddy ! La prochaine fois je ferai attention. L’endroit est calme. Elle saisit son stylo, son calepin. Devant ses yeux le couple : il sera toujours près d’elle, dans l’espace qui l’entoure si petit soit- il ! Et pourtant il ne sera pas un sujet de roman. Elle n’arrive pas à comprendre la motivation de cette histoire. Christie pousse un soupir déchirant, lève la tête puis la replonge dans son carnet, relit, s’arrête, réfléchit, son stylo gratte à nouveau le papier avec rapidité.
- Alain ! Regarde là bas ! Sur le banc ! Tu te souviens pas de cette personne ? Nous l’avons connu sur le bateau : nous allions à Ouessant ! Nous passions notre temps ensemble, tu te souviens pas ?
- Tu es sûre ? Ah ! Oui…! Oui…! je me souviens elle écrivait…Oh ! Mais ça fait déjà un moment … Plusieurs années …Tu la reconnais de si loin !
- N’approchons pas trop près. Je t’assure c’est elle : ils avancent à pas de loup.
- Ta raison, c’est elle.
- Bâ ! Le bousculant, haussant les épaules, le repoussant du bras, attends laisse moi réfléchir à ce qu’on va dire. Elle était si sympathique.
- Oh ! Ca m’embête, elle était romancière tu comprends , ça fait si longtemps, ici c’est la grande surface ! C’est autre chose…un autre environnement. Bâ ! Qu’est-ce que tu te mets en tête encore, laisse… laisse tomber. Les vies changent ! Allez, bon… si ça te plait.
- Que tu es bête ! On va lui dire bonjour.
Le gros, le lourd, le volumineux Alain au regard toujours inquiet forme avec Ynès un couple sain, vigoureux. Alain est déménageur : un solide gaillard qui emploie son temps libre à s’entraîner dans un ring. Ynès elle , est monitrice d’auto-école.
- Laisse moi faire, toi tu manques d’habileté. On va s’asseoir près d’elle. Tu me laisses parler, compris.
Ynès toute grasse dans son petit short, son corsage entrouvert laisse entrevoir deux beaux petits seins tout ronds est la vision du bonheur. Son copain Alain qu’elle appelle mon petit bijou ou mon Loulou ce qui n’est pas sans ébahir l’assistance est toujours de son avis aussi pour se venger il l’appelle ma boulotte ou ma bis Nès, ce qui met Ynès dans une colère noire ; alors elle le martèle de coups de poings ; imperturbable il laisse faire… Plusieurs fois déjà elle l’a menacé : je divorce si tu continues : bof… Il est habitué. Alain sait se faire pardonner ...
- Et moi ?
- Reste derrière.
Ce retour en arrière met une bouffée d’oxygène dans le cœur d’Ynès.
- S’il vous plait.
Christie se pousse légèrement pour donner la place.
- Excusez moi, vous êtes bien Christie? Nous avons voyagé ensemble sur le bateau en allant à Ouessant, vous souvenez vous? : Comme l’effet d’une bombe la voix suave de Ynès la ramène à la vie.
- Oh! Quelle surprise ! J’étais si loin... Quelle bizarrerie... Inès, bonjour, Alain, mon Dieu c’est si loin ! Asseyez- vous. Vous êtes à Paris ?
- Oui, seulement pour trois jours : Alain avait un déménagement. Maintenant nous rentrons, nous habitons Lyon. Après s’être regarder ébahis n’en croyant pas leurs yeux, les souvenirs plein la tête : tu te souviens de nos sorties à bicyclette, et des moments que nous passions à inventer des jeux, c’était à qui aurait le plus d’originalité. Que de parties de rire avons-nous eu ensemble ! Tu t’en souviens Christie ? Tu ne peux savoir comme cette rencontre me fait plaisir, je suis vraiment heureuse de te revoir. Que de bons souvenirs avons-nous, comme la vie a changé : ma vie a changé, et toi ?
- Après tout pas tant que ça, j’écris toujours
Ynès pousse un long soupir ne sachant plus quoi dire.
- C’est sur notre passage alors nous nous arrêtons pour acheter nos provisions de toute la semaine, voilà trois ans déjà ! Tu n’as pas changé.
- Mais vous non plus, tu es ravissante Ynès, et toi Alain toujours tonique. J’ai la même vie, je continue d’écrire. Hé ! Oui, voilà trois ans déjà. Quelle coïncidence je n’en reviens pas. Je revois les moments où nous faisions la course à bicyclette, quel plaisir de vous revoir, vous ne pouvez savoir comme je suis heureuse. Vous y êtes retourné depuis ?
- Non, toi ?
- Non plus.
J’essaie de me souvenir… c’est si loin de moi : les dîners au bord de la plage… les parties de rire que nous avons eu … ! Oh ! comme ça me paraît loin…! Christie n’arrive pas à faire l’effort pour retrouver ses amis d’un été, à rassembler ses pensées tellement sa surprise est grande,
- Tu écris toujours alors.
- Oui.
- Tu vois ce que je veux dire...
- Non, précise.
- Tu nous as mis dans un roman ? Christie ne s’attendait pas à cette question, elle balbutie :
- Oui…J’ai des personnages qui vous ressemblent. Attends, je réfléchis…mes personnages sont pris dans la vie courante tu comprends bien ! Dans mon roman : histoires imprévues ; vous y êtes : ce sont plusieurs histoires.
- Nous l’achèterons.
Comme nous étions bien là bas… leurs regards sont vagues pleins de nostalgie, ils se regardent soudés dans ce temps passé un peu d’anxiété dans les yeux vite disparue pour laisser place à la joie de s’être retrouvés .
- Je n’arrive pas à réaliser, mais quelle bonne surprise. Je te touche Ynès pour m’assurer que c’est bien toi, je n’en suis pas encore revenue. C’est si loin! Nous étions si jeunes…
- C’est vrai nous étions très jeunes dans nos têtes.
- Sans soucis !
- C’était les vacances !
- Je vous souhaite Ynès, Alain de passer d’excellentes nouvelles vacances.
- Et toi ma belle aussi ; elle lui flanque une bise. Christie habituée avec tante Amandine se laisse faire, elle est habituée aux bises qui claquent sur ses joues sans qu’elle le demande.
- Promets, tu viens nous voir un week-end chez nous.
- C’est promis, certain.
- Allain mon Loulou passe lui notre adresse.
- Excuse nous il faut qu’on y aille, nous sommes en retard : Alain doit livrer sa marchandise tôt demain matin. Tu te souviens, je suis monitrice dans une auto-école, Alain est déménageur.
- Tiens Christie : Alain lui donne l’adresse, Ynès lui flanque plusieurs bises : à bientôt.
- C’est promis.
Encore toute émue, Christie doit faire des efforts pour se remettre à écrire. Les moments où ils étaient ensemble à Ouessant sont si loin ! : Elle se revoit à bicyclette sillonnant l’île dans tous les sens, le bon air marin lui fouettait le visage. Tous ses souvenirs resurgissent avec nostalgie. C’était de joyeux lurons. Dans un profond soupir elle reprend son stylo mais perturbée par ses copains elle ne peut plus écrire. Devant elle quelques personnes arrêtées en face des rayons de livres, un couple passe… Elle se secoue pour retrouver ses idées : un homme, une femme... en ce moment il lui est impossible d’écrire. Décontenancée par ces retrouvailles elle range son travail, regarde à nouveau autour d’elle, un autre couple passe, tous deux sont jeunes, hardis, plus loin un homme feuillette un livre, deux jeunes filles se tiennent par la main un couple âgé cherche….Autour de ces rayons la vie est ralentie, paisible : un autre couple passe… Tout à coup elle est reprise par l’envie d’écrire, sans hésiter elle place les mots les uns à coté des autres avec facilité. Un dernier coup d’œil à sa montre, le coeur léger elle va vers la sortie La perspective est brouillée par une petite bruine, un souffle humide lui caresse le visage, étirant son cou pour mieux sentir la caresse du vent elle ferme les yeux, s’entend dire : c’est bon. Le lendemain un besoin irraisonné la fait revenir dans la grande surface. Contrairement à ses habitudes elle tourne dans le magasin sans rien chercher sans fixer son attention, le cerveau vide. Elle marche comme une automate. Prise de vertige elle tressaille, s’arrête, la terreur dans les yeux, paralysée par une pensée qui la terrifie « je suis attirée par ce couple, parce qu’il me ressemble. Non, ce n’est pas possible, il y a autre chose que je découvrirai un jour.
- Allo Tony ? Où es tu en ce moment ?
- Je suis dans le train, j’arrive, je dois voir un collègue : nous avons trois jours à nous ma petite Christie.
Christie rougit de bonheur.
- Tu es le meilleur des meilleurs, mon très, très aimé Tony. Je t’aime.
- Réconfortée par l’arrivée de Tony, avec assurance elle jette des regards autour d’elle, et dans le mouvement ininterrompue de la grande surface, de nouveau tout l’intéresse. Mille fois heureuse elle se dirige vers la sortie : dehors, paniquée elle ne se souvient plus où elle a parqué sa voiture : Voyons, elle est…Oh ! Je ne m’en souviens plus ! Horreur; Elle jette un regard désespéré sur la marée de voitures, les larmes aux yeux. Ah ! Je me vois…elle est dans l’allée13 ou 14. Une fois installée dedans elle réalise avec un soupir de soulagement combien une voiture est utile. La clef de contacte, le démarrage toujours très lent, prudente elle avance soucieuse de bien faire.