Chapitre 2
Théo ? Tu as les clefs, elle jette un regard autour d’elle : c’est bon, je les ai.
Depuis qu’ils habitent ce studio tous les vendredis ils font leurs achats dans la grande surface à la même heure, c’est leur rituel. Ils se concertent d’un regard : c’est le jour : quelques mots brefs s’échangent. Aujourd’hui dans un élan réciproque ils vont à la caisse 16, où là, régulièrement, curieux et émus ils cherchent la jeune femme. Ils vont l’observer chacun à leur façon. Marie est timide mais étonnement elle réagit avec courage devant le regard inquisiteur de l’étrange personne, elle la regarde, baisse les yeux, puis la regarde de nouveau, irrésistiblement attirée par elle. Théo est inquiet. Il aime Marie : il y a trop de pression pour le paisible Théo, pourtant, l’envie de la revoir est une pulsion qu’il ne peut maîtriser.
Marie et Théo à la caisse 16 attendent, effacés, discrets. Ils avancent pas à pas vers la caisse silencieusement, appliqués. Marie furète puis furtivement tourne la tête vers la caisse 16 ; a t-elle idée de ce qui ce trame dans la tête de cette jeune femme ! Théo pense t-il que la jeune femme de la caisse 17 les observe un peu trop ! Avec sérieux ils paient, s’éloignent avec la souplesse de jeunes chats en poussant leur chariot vers la sortie. Au loin un grondement, un éclair zèbre le ciel. Théo un coup d’œil au ciel accélère le pas. Ils vont caddie en mains, concentrés, occupés par le travail qui les attend, le temps qui presse, attentifs aux règles immuables de ce moment ils se dépêchent. Tout est enfoui avec précision dans le coffre ; leurs mains souples et précises font les gestes rituels, coutumiers, leurs doigts agiles manipulent les boîtes, les bouteilles, les paquets, tous les achats méticuleusement pensés : rien n’est laissé au hasard. Ils se comprennent à demi-mot : dans le coffre tout est bien placé : ils pourront lorsqu’ils déballeront leurs marchandises refaire les mêmes gestes avec la même précision dans le sens inverse. Chacun avec leurs coutumières habitudes manipule les paquets.
Le claquement du coffre, le claquement des portes, ils s’engouffrent dans la voiture pour éviter la bourrasque. Confortablement assise Marie pousse un soupir de soulagement, jette un coup d’œil sur Théo : la circulation est particulièrement intense en ce moment. Aucun mot ne s’échange : Théo s’applique à bien conduire. Arrivés dans leur studio Marie se dépêche à mettre tout en place. Après avoir cherché dans tous les coins la pizza, en vain, elle se rend à l’évidence elle n’y est pas. Met tout sans dessus dessous sans résultat. Ennuyée elle hausse les épaules, fataliste… elle attend sans appréhension les remarques de Théo, l’interroge vaguement… absente.
- Théo ?
Sa voix sans timbre le fait sursauter.
- Marie : je ne vois pas la pizza : on a oublié la pizza ! Je cherche. Mais qu’est ce que tu fais ? Marie ! Tu pourrais m’aider enfin ! Cherche.
- Je l’ai cherchée.
- Comme tu y vas ! Nous n’avons rien à manger ! C’est la réalité et toi… tu es là… assise… tranquille…tu pourrais m'aider : Théo se démène dans tous les sens à la recherche de la pizza. Enervé, grommelant quelques mots il s’effondre sur une chaise, désespéré. Qu’allons nous manger sans la pizza ! : Oublier la pizza… ! C’est impensable… ! : Jamais, jamais il ne leur était arrivé pareille histoire. C’est une catastrophe pour le paisible Théo : Marie ne l’a jamais vu dans cet état là, il est vrai qu’aujourd’hui tout va mal !
- Eh bien, pour une fois nous irons manger chez Mac Do ! Tu ne crois pas qu’on devrait se secouer un peu de temps en temps ! Puis il y a le sel aussi. Tu n’aurais pas vu le sel par hasard ? Je ne le trouve pas.
- Non.
- Eh bien on a oublié le sel.
- Le sel ! Répète mécaniquement Théo.
- Oui le sel.
- Alors nous n’avons pas de sel ! Et pas de pizza ! Qu’avons-nous fait Marie, je pensais que tu l’avais pris ! Où avons-nous la tête. Tu vois les ennuis que ça nous occasionne !
Marie pétrifiée, tétanisée, s’immobilise, voix éteinte
- Quels ennuis Théo ? Théo sidéré reste un moment sans voix, puis se ressaisissant : évidemment d’être distrait.
Théo n’a plus de voix ni de jambes il regarde Marie ébahi. Elle le regarde indifféremment.
Théo assis découvre Marie. Elle est si belle en ce moment il ne pense ni à la pizza ni au sel, subjugué elle est magnifique.
Il y a des provisions partout, sur la table, sur les chaises, par terre. C’est un vrai déballage auquel ils sont habitués. Marie est d’un calme olympien, elle sait que Théo l’aime et n’a nullement de souci à se faire : c’est un fidèle. La lumière colore les meubles, le coucher du soleil remodèle les formes par l’ombre et la lumière, Théo interdit, s’arrête, frappé par la transformation des choses autour de lui, un paquet en suspend dans la main il voit Marie en transparence dans une lumière diffuse, la respiration coupée, l’estomac noué il la découvre, la contemple, ému, le regard fixe puis vague, immobile de nouveau, il la regarde, soupire. Devant l’insouciance de Marie très décontractée, ne sachant quoi penser il hausse les épaules : laisse aller, laisse tomber, après tout selon Théo les choses doivent s’arranger toutes seules.
: Théo est un brave, mais il n’aime pas les problèmes. Ces remarques qu’elle entend pour la énième fois ne la trouble pas du tout. : Chaque fois elle répond - tu pourrais y penser aussi ! Mais elle est pleine d’indulgence pour Théo. Assise près de la table dans la petite pièce envahie par les paquets, les boites, les fruits, les légumes, elle est là, immobile, lui jette un regard en coin de temps en temps. En ce moment il grogne des mots inaudibles et ressemble à un bouledogue. Elle va s’installer devant la glace, rêveuse se contemple, soulève ses cheveux. Devant son image elle s’étire, se tourne vers Théo qui l’observe à la dérobée. Chaque fois Théo admire ses beaux cheveux d’un roux tirant vers la couleur auburn : Marie les a savamment relevés en une sorte de chignon d’où sortent des mèches de toutes tailles, une petite frange, un petit flou, des cheveux qui tombent sur les côtés, elle ressemble ainsi à un tableau de peintres italiens. L’éclairage lui est favorable elle est vraiment très belle, elle ressemble à une madone.
- Alors tu viens !
- Pourquoi ?
- Mais voyons, chez Mac Do !
- O. K.
- Dépêche toi : prends un tricot.
A la vitesse de l’éclair comme par miracle tout est en ordre, à la même vitesse elle entraîne Théo heureux comme un enfant de cette histoire.
De retour dans leur appartement Marie s’installe dans son fauteuil, s’étire, observe un moment Théo. Elle frissonne, réprime un bâillement, se lève pour se réveiller, s’approche de lui, (elle ne le dérangera sous aucun prétexte) se glisse derrière sa chaise pour lire le journal du soir « que Théo ne manquerait pour rien au monde » l’entoure de ses deux bras, lui caresse les épaules.
Ils ont calé leurs estomacs avec des hamburgers mais le cœur n’y est pas ce soir. Ils sont penauds. Protégés par leur routine, entourés par leurs amis, leurs parents, tout est bien orchestré sans jamais de fausses notes importantes le temps s’écoule paisiblement. En couple depuis trois ans, ça leur convient. C’est inscrit dans leur vie depuis leur naissance ! Ils n’ont rien à envier aux autres! Ils sont heureux sans chercher midi à quatorze heures. Cette vie sans heurts, assurée leur convient parfaitement. : Des sourires au guichet de la Trésorerie Générale où Marie travaille, le bal où ils se retrouvaient tous les dimanches alors qu’ils avaient dix huit ans, depuis ils sont ensemble. : Théo travaille à la Caisse de la Sécurité sociale c’est tranquille : une vie simple, les jours s’écoulent régulièrement sans surprises, faciles, les choses sont ce quelles sont ! Même si leurs goûts différent quelquefois ils s’arrangent : chacun cède à son tour, une entente cordiale, une souplesse. Théo aime le cinéma ! Marie suit… Marie aime le jogging, Théo suit… Ils sont très « relax » vraiment faits l’un pour l’autre. Ils ne sont pas captivants ! Non ! Mais reposants, enveloppés d’une douce quiétude ils passent discrètement dans la vie, protégés par cette indifférences qu’ils donnent, sûrs de ne pas être dérangés, de ne pas déranger, de passer inaperçus.
Un froissement de papier indique que Théo a fini de lire son journal. Bien calé dans son fauteuil il médite sur les informations, puis soupire, cherche Marie du regard. Devant sa glace Marie brosse ses cheveux en s’appuyant contre la porte : elle attaque Théo.
- Il faudrait que l’on change d’appartement, dis moi ? : elle cherche à le taquiner. Mais depuis quelque temps elle est prise d’un sournois besoin d'aller ailleurs, cette envie la tenaille : elle en parle à Théo qui sifflote en se dandinant un peu en faisant semblant de ne rien entendre : Marie revient à la charge :
- C’est petit ici, tu ne trouves pas ? Théo aime la regarder, elle a une grâce féline toute en finesse, il l’épie, s’approche d’elle tendrement, l’attire à lui, défait ses cheveux qui ondoient, le soleil avive leur couleur rousse, avec délicatesse les démêle. Semblables à une mélodie ils éclairent de tous leurs feux le regard de Théo. Doucement il l’attire contre lui,
- Marie tu es si belle ! Il l’embrasse amoureusement. Marie est émue, bouleversée, beaucoup plus qu’elle voudrait. Elle se dégage doucement les yeux humides, détourne la tête pour cacher son émotion.
- Tu es au courant peut être Théo. Il y un concours en ce moment, j’aimerais le passer : je serais chef de service. Je voudrais monter en grade. Nous pourrions étudier ensemble, si tu veux bien ; j’ai envie de changer de promotion. « Théo est chef de service» Tu m’aiderais ! C’est petit ici ; j’aimerais un deux pièces comme les Puget.
- Tu me rabâches sans cesse…mais pourquoi cette obsession depuis un moment ! Tu te compliques la vie inutilement. Nous n’aurions plus le temps de sortir ensemble si tu travaillais tout le temps ! Enfin Marie sois raisonnable nous sommes bien ici : regarde l’environnement ! La grande surface est à dix minutes environ en voiture ! Le métro à cinq minutes ! Nos voisins sont calmes... : au fait : tu les vois ?